- JÉRÔME (saint)
- JÉRÔME (saint)Après Ambroise de Milan († 397), avant Grégoire le Grand (VIe s.), et avec son contemporain (et correspondant) Augustin, Jérôme appartient à ce «quatuor» des Pères latins, qui se sont vu conférer par excellence le titre de docteurs de l’Église. Seul d’entre eux, il n’avait été ni évêque ni pape. L’exception a valeur d’indice. De même la très riche tradition manuscrite et iconographique qui illustre la stature de l’ascète et du moine, et perpétue son renom d’intransigeante orthodoxie et de considérable érudition. La Vulgate , surtout, cette Bible latine dont Jérôme établit l’Ancien Testament d’après l’hébreu et qui, vers le VIIe siècle, s’imposera (sauf le Psautier) à tout l’Occident, est, malgré le relatif effacement qui échoit au traducteur, un formidable monument à sa gloire. Mais l’œuvre entière de Jérôme (il faudrait prolonger à cet égard les intuitions de E. R. Curtius) occupe une position clé dans la transmission de la culture que le Moyen Âge héritera de l’Antiquité. Ce rôle médiateur à la charnière de deux époques – il voit Rome envahie par les Barbares en 410 – redouble la jonction qu’aura opérée toute sa vie entre Orient et Occident: outre les voyages et les échanges épistolaires qui la scandent, les fonctions de traducteur et de commentateur – transferts de langue à langue et de culture à culture – y occupent une place remarquable.Du premier au second départ pour l’Orient: transitsNé aux confins de la Dalmatie vers 347 (vers 331 selon certains), ce fils d’une famille aisée, chrétienne et provinciale, monte à Rome pour ses études (auprès, notamment, du fameux grammairien Donat), puis à Trèves (où il escompte peut-être une carrière à la cour impériale). Mais, bientôt rentré en Italie du Nord, il est impressionné par la ferveur des clercs d’Aquilée. Là, comme à Trèves, on se souvenait d’Athanase, le champion exilé de la cause antiarienne, l’auteur d’une très vite célèbre Vie d’Antoine (l’ermite égyptien), archétype de la littérature hagiographique ultérieure (et Jérôme y contribuera par ses Vies de Paul , de Malc et d’Hilarion ). L’Égypte, berceau du monachisme, fascinait alors – avec les Lieux saints – les chrétiens d’Occident. Vers 372, Jérôme part pour l’Orient. Malade à Antioche, il décide de se retirer au désert voisin de Chalcis, peuplé de nombreux ascètes. L’expérience tourne court assez vite, les relations s’étant gâtées entre le Latin, amateur de livres, qui se piquait d’apprendre l’hébreu, et les moines autochtones dont l’inculture et les dissensions l’excédaient. Jérôme regagne donc les villes. À Antioche, puis à Constantinople, il parachève sa formation exégétique auprès d’Apollinaire de Laodicée et surtout de Grégoire de Nazianze, et il traduit du grec des homélies d’Origène et la Chronique d’Eusèbe de Césarée. En 382, le concile convoqué à Rome le ramène en Occident dans la suite des évêques d’Antioche (où il avait été ordonné) et de Salamine. Apprécié comme interprète et expert, il reste à Rome, promu conseiller du pape Damase (ce qui lui vaut – anachronisme de l’iconographie – d’être souvent représenté en cardinal). Reçu dans l’aristocratie, il devient le guide spirituel et intellectuel de plusieurs dames (Marcella, Paula...). Pour elles et pour Damase, il multiplie les exposés sur l’exégèse et sur l’ascèse (notamment dans la fameuse lettre XXII à Eustochium, traité sur la virginité, où Jérôme illustre par le récit d’un songe son cas de conscience de chrétien séduit par la culture profane); il traduit les Pères grecs (Origène, Didyme); il révise le texte latin des Évangiles et des Psaumes. Mais, observateur aigu, il profite aussi de sa position pour s’ériger en censeur des mœurs romaines. À la mort de Damase (fin 384), on se coalise pour dénoncer la dureté de ses exigences ascétiques – lui dont les relations féminines faisaient jaser – et la nouveauté de ses travaux bibliques. Sa disgrâce fut consommée lors d’un procès ecclésiastique. À l’été 385, il dut partir. Transformant cet exil en pèlerinage, il s’embarqua à nouveau pour l’Orient.Savant et moine à BethléemPar Chypre et Antioche – escales qui lui donnent de renouer avec les évêques suivis à Rome en 382 –, il gagne Jérusalem, où il retrouve Rufin d’Aquilée, un condisciple et ami intime de naguère, qui y avait fondé et y dirigeait avec la Romaine Mélanie deux couvents latins. Jérôme, qu’avait rejoint Paula, finit par faire de même, mais à Bethléem. Entre autres charges (direction des moines, gestion d’une hôtellerie pour les pèlerins, instruction d’enfants – dans une sorte d’école monastique?...), il y poursuit, infatigable, ses travaux d’écrivain, à la requête et avec le soutien d’amis d’Italie. Il continue d’entretenir une vaste correspondance (près de cent vingt lettres subsisteront de lui, allant du simple billet jusqu’à d’amples traités). Pionnier, à cet égard, parmi les Latins, il dresse en cent trente-cinq notices, sous un titre repris de Suétone (Des hommes illustres ), le bilan de quatre siècles de littérature chrétienne (s’inspirant d’Eusèbe pour les auteurs grecs). D’Origène, il traduit de nouvelles homélies, et il l’exploite abondamment, avec d’autres Pères grecs, pour commenter saint Paul, l’Ecclésiaste, plus tard tout le corpus des Prophètes, ainsi que saint Matthieu. Il se remet aussi à réviser sur le grec la Bible latine. Mais les Hexaples d’Origène (donnant en parallèle sur six colonnes les diverses versions de l’Ancien Testament), qu’il consulte dans cette intention à la riche bibliothèque de Césarée, vont raviver son intérêt pour l’hébreu et donner corps à l’audacieux projet d’une nouvelle traduction de l’Ancien Testament conforme à l’authenticité de la langue originale. Cet idéal de la veritas hebraica visait moins à disqualifier l’ancienne Vulgate qu’à permettre aux chrétiens de défendre face aux juifs les titres messianiques du Christ. Mené sur quelque quinze années, cet immense travail se heurtera à beaucoup de défiance: Jérôme ne cesse de se justifier contre ceux (et non des moindres: Rufin, Augustin...) qui y voyaient plutôt une dangereuse concession faite aux juifs (reconnus détenteurs d’une vérité du texte) et une troublante innovation (risquant de discréditer la version traditionnelle aux yeux du peuple chrétien).Progressiste sur ce plan, Jérôme défend simultanément des positions conservatrices sur d’autres fronts. Champion de l’ascétisme chrétien, il avait, en 383, réfuté Helvidius, qui niait la virginité perpétuelle de Marie. Dix ans plus tard, au laxisme de Jovinien, qui, à Rome toujours, avait en somme pris le relais en rabaissant les mérites du célibat et du jeûne, Jérôme opposa, de Bethléem, un rigorisme à tous crins (qui d’ailleurs fit scandale). En deux livres pétris de rhétorique et bourrés de références tant païennes (Sénèque, Pline, et même l’«impie» Porphyre étaient enrôlés) que chrétiennes, il entendait balayer la «vomissure» adverse, donnant la pleine mesure d’un talent de polémiste digne de la grande tradition satirique latine. Et quand, plus tard, Vigilance s’en prendra au culte des martyrs et à tels usages monastiques, il se verra à son tour éreinter rudement. Autrement redoutable, la longue controverse dite «origéniste» (393-402) allait opposer Jérôme, en Palestine et à Rome, à des adversaires (Jean et Rufin) de bien plus grande envergure. Depuis longtemps grand admirateur d’Origène – cet exégète alexandrin du IIIe siècle, qu’il avait appris à apprécier en Orient à l’école de Grégoire de Nazianze et de Didyme et qu’il avait vu exploiter par des prédécesseurs occidentaux comme Victorin, Hilaire, Ambroise –, Jérôme l’avait, à Antioche, à Constantinople, à Rome, non seulement traduit, mais loué sans restriction. À Bethléem, ses travaux bibliques emboîtent le pas à ceux d’Origène, dont l’exégèse nourrit – et jusqu’au décalque pur et simple – les commentaires de Jérôme. Celui-ci, cependant, s’était lié avec Épiphane. L’évêque de Salamine, antiorigéniste forcené, déclencha en 393 une campagne inquisitoriale en Palestine contre l’évêque Jean de Jérusalem (et son prêtre Rufin). Sommé de se prononcer, Jérôme, qui ne supportait pas de voir son orthodoxie suspectée, ni son goût pour Origène pris pour gage d’un arianisme larvé (ainsi qu’Épiphane y était enclin), ne put rester en paix à la fois avec Jean et avec Épiphane. Excommunié par le premier, il faillit même être expulsé du pays (395). Mais une réconciliation intervint (397), qui n’empêcha pas Jérôme d’expédier à Rome son pamphlet Contre Jean. De retour en Italie, Rufin traduisit alors d’Origène le Traité des principes , se donnant, non sans malice, pour fidèle continuateur de Jérôme. Averti par le parti antiorigéniste de Rome qu’il était compromis, celui-ci retraduisit le traité de façon à y souligner les «hérésies» édulcorées par Rufin. Finalement, Jérôme et Rufin consommèrent leur rupture en échangeant de virulentes «apologies» (mais ils n’en continuèrent pas moins à puiser, implicitement pour le premier – comme commentateur –, explicitement pour le second – comme traducteur –, dans l’œuvre, décidément ir remplaçable, d’Origène). Dans le même temps, Jérôme servait la propagande du patriarche d’Alexandrie, devenu l’adversaire brutal des moines antiorigénistes d’Égypte, en traduisant en latin ses réquisitoires contre leurs «hérésies».Par-delà cette période scabreuse où Jérôme fait, peu glorieusement, figure de combattant pris entre deux feux, les dernières années furent sombres: nouvelles controverses (contre Vigilance, en 404-406; contre les pélagiens, en 414-415, Jérôme faisant, pour lors, cause commune avec Augustin pour attaquer l’excessive confiance faite à la nature humaine); deuils successifs de disciples que Jérôme vieillissant salue par des panégyriques funèbres (notamment la lettre CVIII, en 404, pour la mort de Paula); menaces d’invasions barbares (d’où l’afflux, à Bethléem, de réfugiés); incendie des monastères (peut-être par représailles de la part de pélagiens). Jusqu’à sa mort cependant (419 ou 420), Jérôme fait face, poursuivant ses travaux et répondant aux lettres qui n’auront cessé de lui parvenir, d’Italie, de Gaule, d’Afrique.Enjeux et images«Lu dans le monde entier», «incomparable en toutes sciences», «tout entier dans les livres», et «ne se reposant ni jour ni nuit», tel apparaît Jérôme aux yeux d’un contemporain (Postumianus, cité par Sulpice Sévère). Mais d’autres avaient été moins flatteurs, comme Pallade, dénonçant dans l’Histoire lausiaque son «esprit de dénigrement». Ambivalence révélatrice d’un tempérament dont la riche sensibilité, souvent traduite en une langue superbe de vigueur incisive, de mouvement coloré, d’efficacité rhétorique (son style «brille comme l’ébène», disait Joubert), est portée à des élans contrastés, au service du double idéal assigné avec intransigeance à soi-même et aux autres: «la lutte contre la nature et la passion de la culture» (J. Fontaine); c’est bien autour de ces deux pôles, ascétique et intellectuel, que se seront organisées tenacement la vie et l’œuvre de Jérôme. Non sans conflits, relatifs notamment à l’élucidation des rapports entre technique littéraire et orthodoxie religieuse, entre esthétique profane et éthique chrétienne, ainsi qu’à l’affrontement de cette triple altérité que représentaient pour un chrétien latin de ce temps une culture païenne aux séductions suspectes (Cicéron, Virgile, Horace – que Rufin accuse Jérôme de citer «à chaque page»), une tradition grecque riche mais controversée (Origène) et des Écritures juives fascinantes d’être à la fois comme telles irrecevables et cependant incontournables. Questions de fond, et qui débordent de beaucoup les aléas d’une psychologie individuelle, même si l’acharnement combatif dont Jérôme aura fait preuve en vrai «chien de garde» – l’image est de lui – de l’orthodoxie romaine (et nicéenne, par-delà la crise arienne) peut aussi, chez cet homme longtemps voué à l’itinérance et toujours anxieux de conjurer par l’écriture une instabilité menaçante (celle que toute hérésie représente à ses yeux), s’interpréter en termes de besoin d’identification à l’instance de vérité. Lui-même disait sans fard «avoir mis tout en œuvre pour faire des ennemis de l’Église ses propres ennemis».S’il n’a certes brillé ni par l’originalité créatrice ni par la vigueur spéculative qui distinguent entre autres un Origène ou un Augustin, Jérôme aura su être à la hauteur des ambitions proprement encyclopédiques qui l’animaient et qui répondaient à des besoins bien réels de ses contemporains (ses œuvres se présentent d’ailleurs quasi toutes comme «de commande»). En témoigne la gamme très large des registres qu’il aura pratiqués: épistolaire, polémique, exégétique, hagiographique, homilétique, historiographique (et avec toutes les variations et interférences dont ils sont susceptibles), ainsi que le volume considérable de sa production littéraire. Inégale sans doute (de hâtives compilations y voisinent avec les morceaux d’apparat les plus sophistiqués), celle-ci vaut jusqu’en ses aspects les moins «personnels». C’est, en effet, la loi du commentaire et plus encore de la traduction que de se subordonner aux originaux à transmettre, de conjuguer appropriation et effacement du propre. En se consacrant par priorité à de telles tâches, Jérôme répondait aux urgences d’un temps où la possession d’une triple culture latine, grecque et hébraïque constituait un privilège rarissime et où commençaient à se distendre pour longtemps les liens entre Orient et Occident. C’est à lui notamment (ainsi qu’à son ex-ami Rufin) qu’on devra – et la dette est considérable – d’avoir prévenu la perte d’une part majeure du corpus origénien.La postérité ne s’y trompera pas, quitte à idéaliser quelque peu la figure de Jérôme et à en gommer les outrances. «Les disputes qui ont tenu tant de place dans [sa] vie [...] sont devenues avec le temps les tribulations du saint Docteur », notait Valery Larbaud. Il faut attendre les Mémoires de Tillemont, à l’orée du XVIIIe siècle, pour que la déférence envers le saint n’empêche plus de souligner les «quelques défauts [...] mêlés parmi ses grandes vertus». L’iconographie, rituel de représentation édifiante, ignorera toujours en lui le polémiste (la violence y apparaît bien plutôt domptée par Jérôme, sous la figure d’un lion, héritée en fait – confusion des noms – de la légende de saint Gérasime). Celui qu’elle exalte tour à tour, c’est l’ermite pénitent, le savant penché sur ses livres, le dévot de la Nativité, l’homme d’Église (signifié par les attributs de cardinal). Stéréotypes certes, mais dont le jeu combine judicieusement fonctions exemplaires (l’ascète et le docteur) et lieux symboliques (Bethléem et Rome, «villes saintes» de l’Incarnation et de l’Église). L’ensemble dessine une véritable topique, dont les catégories stables donnent lieu à des réalisations changeantes et à de significatifs déplacements d’accent selon les époques et les artistes. Ainsi la Renaissance paraît marquer une prédilection pour l’homme d’études, faisant implicitement du savant trilingue le patron des humanistes (tels, entre cent, certains Jérôme d’Antonello de Messine, de Dürer, de Cranach l’Ancien), alors que des esthétiques plus tardives – maniériste, luministe, baroque ou autres – se complairont, semblet-il, davantage dans l’évocation des affres du pénitent ou des fastes du supposé cardinal (par exemple, chez Titien, Greco, Caravage, Bernin...). Il faudrait nuancer infiniment (divers Jérôme se rencontrant souvent dans l’œuvre d’un même artiste). Reste que des inflexions analogues seraient repérables dans les regards variés portés au cours des temps sur Jérôme par des humanistes, théologiens, historiens. Du XVIe au XXe siècle, notamment, il est frappant de voir les travaux et réflexions à son sujet refléter les visées apologétiques ou polémiques de leurs auteurs, selon qu’ils sont catholiques ou protestants. Pour ne marquer que quelques repères aux extrêmes de cette période, il y a loin du Jérôme idéal que porte aux nues un Érasme, son éditeur et biographe passionné, à celui – trop «romain»? – que méprise un Luther (dont la Bible allemande ne se laisse pourtant comparer qu’à la Vulgate pour la performance littéraire et pour l’événement culturel qu’elle aura constitués); et des infléchissements dus au clivage confessionnel demeurent encore discrètement perceptibles au XXe siècle, dans les interprétations plus ou moins sympathiques à Jérôme d’un père Cavallera, d’un chanoine Bardy, ou d’un abbé Steinmann, d’une part, d’un Grützmacher ou d’un Hagendahl, d’autre part. L’histoire des représentations données de Jérôme et des influences qu’il aura exercées au fil des âges serait, à coup sûr, révélatrice.
Encyclopédie Universelle. 2012.